Caractéristiques
- réalisateur : Alexei German Jr
- année de production : 2008
- date de sortie : 15 septembre 2010
- durée : 118 minutes
- pays : Russie
- festivals : Festival de Venise 2008 Lion d’argent
Synopsis
1961, Daniil Pokrovski, un médecin intelligent qui se distingue par son anticonformisme, est chargé de superviser l’entraînement des premiers cosmonautes. Envoyé sur la base de Baïkonour, il se sent déchiré entre son devoir et ses doutes ; entre la peur qu’il a de perdre ses hommes dont la vie est en jeu, et l’amour et la compassion qu’il éprouve pour les deux femmes qui lui sont proches. Mais il finit par se consacrer à sa tâche, au risque d’en perdre la raison.
Revue de presse
Le Monde
“Soldat de papier” : les utopies spatiales post-Staline
On se souvient de l’adaptation en 1984 par Philip Kaufman du livre de Tom Wolfe, L’Etoffe des héros, fresque réaliste et lyrique sur les étapes de la conquête de l’espace par les Etats-Unis, vues à hauteur d’astronaute. Soldat de papier pourrait en constituer le versant soviétique, même si, réalisé il y a deux ans, le film, non idéologique mais mélancolique, ne relève pas d’une telle opposition.
Le film d’Alexei Guerman Jr s’attache au personnage de Daniel Pokrov-ski, l’un des médecins ayant suivi l’entraînement des cosmonautes quelques semaines avant l’envol de Youri Gagarine. Il dresse le portrait d’un homme en proie au sentiment horrifié d’envoyer, peut-être, un homme à la mort, mais aussi exalté par l’idée de faire progresser la science et l’humanité. Pokrovski et ses amis font partie de ces intellectuels qui ont espéré, après la mort de Staline, un changement en profondeur de la société soviétique.
Cette conquête de l’espace devient ainsi une métaphore de l’avenir lui-même, une utopie.
Filmé dans les plaines glaciales et venteuses du Kazakhstan, le projet du cinéaste consiste à jeter un regard sur l’Histoire à travers le récit de ces quelques semaines précédant un exploit technologique et scientifique inouï. Il trouve un harmonieux équilibre dans sa manière de concilier des plans longs, à la fois précis et subtilement élégiaques, et l’ample espace permis par l’écran large.
Ainsi, au fur et à mesure que le récit s’approche d’une échéance crainte et espérée (l’envol de la fusée), s’instaure une indissoluble mélancolie, nourrie par la connaissance rétrospective des cinquante ans qui ont suivi l’envoi du premier homme dans l’espace.
Jean François Rauger
Télérama
Tchekhov irradie l’âme russe. Sa littérature. Son cinéma. Et particulièrement ce film où, dans un lieu désert du ?Kazakhstan, au début des années 1960, des scientifiques s’apprêtent à lancer dans l’espace, pour la première fois, des êtres humains. Médecin encadrant la mission, Daniil Mikhailovitch est assailli de cauchemars depuis des semaines, sa tête lui fait mal, son coeur s’épuise. A la douleur physique qui le fait se plier en deux, par moments, correspond celle qu’il éprouve devant le gâchis de sa vie. Elle lui glisse entre les doigts, exactement comme il glisse à côté des femmes qui l’aiment et de ses amis, ces ex-étudiants qui le rejoignent dans une datcha enneigée pour fêter un diplôme tardif et incongru… Daniil Mikhailovitch n’y croit plus, alors qu’autour de lui tous se persuadent qu’après ce vol spatial leurs vies s’éclaireront, que leurs malheurs s’effaceront, qu’ils pourront, enfin, se reposer…
Le film reflète en permanence cette mélancolie de l’inaccomplissement. En plans-séquences étrangement doux, sinueux, le cinéaste observe son héros en abandon de lui-même, face à ses semblables qui veulent espérer à toute force. D’où ce décalage perpétuel dans la mise en scène, d’où ces silhouettes perdues dans l’espace qui semblent s’éviter même lorsqu’elles se croisent. La dérision finit par créer une angoisse légère qui culmine, brusquement, lorsque l’épouse de Daniil Mikhaïlovitch, croyant le retrouver dans son « cosmodrome », aboutit à un ex-camp stalinien que des militaires brûlent pour en effacer à tout jamais les traces. Au désespoir d’une ex-taularde qui se sent chez elle sur ce lieu de douleur et ne veut plus le quitter…
La mise en scène est si savante qu’on soupçonnerait presque Alexei Guerman Jr (son père a signé 20 Jours sans guerre et Khroustaliov, ma voiture) d’être un rien trop conscient de son talent. Mais il est là, incontestable. Et d’autant plus évident quand le sentiment perce sous le brio.
Pierre Murat
L'Humanité
Lorsque Gagarine monta au ciel
Curieux film, aux sombres beautés. Soldat de papier, d’Alexeï Guerman Jr, film de fiction, s’attache aux quelques semaines qui précédèrent l’envoi dans l’espace, en 1961, de la première fusée habitée, avec Iouri Gagarine. Le personnage principal en est non pas ce dernier, et les pilotes entraînés avec lui, mais l’un des médecins chargés de les suivre, tiraillé entre deux amours et deux pulsions contraires : servir son pays en participant à cette aventure ou refuser de jouer un rôle dans cette machinerie qui peut envoyer un homme à la mort. Dans une scène proche du fantastique, il dit à son père mort, chirurgien célèbre autrefois, communiste disparu au goulag avec sa femme, qu’il y a des moments où ses bras ne lui obéissent plus. « Conflit bien connu, lui répond le mort, entre deux ordres contraires. » C’est bien là le sujet du film : le heurt, dans cette Union soviétique des années 1960, des rêves d’avenir, avec le Vostok 1, et des traces sanglantes d’un passé récent. Citons un plan : vers la fin du film, alors que la fusée vient de décoller, ce médecin meurt d’une crise cardiaque.
Ainsi s’est résolu le « conflit » décelé par le père. Sa femme, médecin elle aussi, après avoir tenté de le ranimer, le fait hisser sur la plate-forme d’un camion. Rouillée, tordue, la clavette qui devrait retenir le hayon arrière résiste à toutes les tentatives de la femme pour la fermer.
Devant ce corps exposé aux yeux de tous passent de jeunes aviateurs du cosmodrome : ils fêtent cette formidable avancée technologique. Mais la clavette ne se fermera pas.
C’est dire que le film, et là est sa force dérangeante, ne se contente pas de donner l’opinion d’un cinéaste d’aujourd’hui sur ces années du « dégel khrouchtchevien. Il met en scène leurs contradictions. Dans cet épisode, mais aussi dans la sinistre visite d’un camp de déportation en voie de démantèlement, les chiens seuls compagnons naguère des déportés, abattus par les militaires, ou la rencontre avec cette vieille femme qui n’a plus de famille pour l’accueillir : sa maison était là, sur ces terres désolées. Mieux même, pour retrouver le climat de l’époque, le cinéaste s’est attardé sur de longues nuits de discussions entre intellectuels, beuveries aux accents métaphysiques, qui sont une des marques du cinéma d’alors. On ne s’en étonnera pas : le titre, Soldat de papier, renvoie à celui d’une chanson du Géorgien Boulat Okoudjava, (1924-1997), romancier, poète, chanteur des années 1960 longtemps interdit, fils d’un communiste fusillé lors des purges de 1937. Et Alexeï Guerman Jr est le fils de Iouri Guerman, cinéaste qui vit son film la Vérification (1971) retenu quinze ans par la censure. Il a adapté également deux nouvelles de son père, qui était un également un romancier non négligeable des années 1940. Ainsi, ce Soldat de papier qui, dit la chanson, voulait partir à la guerre et brûla au premier feu, est-il chargé de sens par l’histoire même.
Emile Breton
Libération
Quand l’espace fait tourner Kazakh
Soldat de papier a mis deux ans à sortir. Il fut pourtant la grosse sensation du festival de Venise 2008 d’où il reparti avec le lion d’argent du meilleur réalisateur sous le bras (décerné par un jury présidé cette année-là par Wim Wenders). Il était impossible de circuler dans les allées du Lido sans entrer en collision avec des critiques italiens qui roucoulaient d’émotion pour ce film russe, le troisième du fils d’Alexeï Guerman, grand cinéaste baroque et emporté mais aussi, hélas, aussitôt castré par le communisme (six films en quarante ans, dont la moitié censurés).
Boue. Guerman Junior est né en 1976, on peut s’interroger sur le fait qu’après les rudes épreuves endurées par son père, il soit assez maso, et-ou animé de vengeance, pour suivre la même voie. Il est vrai que l’adversité a depuis changé de visage et de discours.
On regarde le film et on comprend mieux : on voit bien que là où le père fonçait dans le mur, le fils a appris quelques trucs (un art de brouiller les pistes) pour louvoyer avec les censeurs.
Mais, à le voir déployer une maestria pas possible dans sa mise en scène, on se dit surtout qu’il a bien retenu la leçon paternelle. En effet, Soldat de papier s’étire en de grands plans, tous plus compliqués à mettre en place les uns que les autres : immenses panoramiques chorégraphiés à partir d’entrées et de sorties de plans mettant en danger l’équilibre de la scène, la mise au point photo, et le jeu des acteurs (tous extraordinaires) reposant sur d’incessants dialogues existentiels, les pieds dans la boue.
Du seul point de vue du savoir-faire, il y a là quelque chose d’assez stupéfiant. Mais comme le savoir-faire on s’en fout, on se frotte le menton pendant les vingt premières minutes avant d’être convaincu à notre tour, par ce que ce film réalise bel et bien : une sorte de tableau sensible et impressionnant d’une génération qui n’est pas la sienne mais celle de ses pères.
L’action se passe en 1961 sur la base en construction de Baïkonour, gadoue kazakhe dans laquelle patauge un médecin qui vient de franchir la quarantaine et se déchire entre deux femmes : son épouse médecin, fille d’une intelligence redoutable, et une jeune nana plus animale, fêlée. Autour d’eux, des cosmonautes qu’on envoie peutêtre à la mort, des dromadaires, des chiens, des copains toubibs en pleine middle age crisis, des paysans vivant de trafics de croûtes à la gloire de Staline… La course spatiale, le désir de fuir dans le cosmos au plus vite, c’est aussi pour s’arracher à cette triste vie sur terre.
Hibernation. L’image de Guerman a, elle, l’air de tomber de rushs inédits du Désert rouge d’Antonioni au point que l’on oublie vite que ce film est notre contemporain. C’est presque le point énigmatique de sa démarche : quel est le sens ou le but exact de cette hibernation esthétique dont il est l’inconscient otage, comme prisonnier du passé, entre grandeur stylistique et échecs politiques ? Il faudra d’autres films pour le savoir, mais, pour l’heure, ce portrait d’un homme qui, fatigué, devint fou, nous plaît beaucoup.
Philippe Azoury
Le Nouvel Observateur
Guerman, le fils inspiré
La base de Baïkonour ressemble à un paysage lunaire. On est en 1961, sous Khrouchtchev, à la veille de la conquête de l’espace par Youri Gagarine. Dans une lumière grise et glaciale de fin du monde, les premiers cosmonautes s’entraînent au milieu d’une cour des miracles : soldats sales, mendiants, gamins abandonnés, veuves de traîtres déportées sous Staline. C’est la grande affaire : construire une URSS universelle sur les ruines fumantes laissées par le Petit Père des Peuples.
Un médecin supervise l’entraînement des cosmonautes. La tête dans les étoiles et les pieds dans la gadoue, il a la migraine, est tiraillé entre deux femmes, partagé entre l’exaltation et la dépression, l’exploit et la panique. Fils du cinéaste de « Khroustaliov, ma voiture ! », Alexeï Guerman Jr, 32 ans, signe, avec « Soldat de papier » (lion d’argent à Venise), un film fou, désespéré, magnifique, slavissime
Jérôme Garcin